Les chemins de l'utopie et du rêve
Les trois dernières œuvres de Luigi Nono, Caminantes... Ayacucho (achevé en janvier 1987), No hay caminos, hay que caminar... Andrej Tarkovskij (composé dans le courant de la même année) et "Hay que caminar", soñando (1989) forment un triptyque. Leur titre fait en effet référence à la même phrase, apparue sans doute au compositeur comme une illumination lorsqu'il la vit inscrite sur le mur d'un cloître de Tolède : « Caminantes, no hay caminos, hay que caminar » (« Vous qui marchez, il n'y a pas de chemins, il n'y a qu'à marcher ») : une invite, en l'absence de pistes avérées et sûres, à refuser les dogmes et les parcours préétablis pour s'ouvrir à l'utopie, à la recherche incessante, celle du wanderer ou de Prométhée. « C'est le Wanderer de Nietzsche, de la quête perpétuelle, du Prométhée de Cacciari. C'est la mer sur laquelle on va en inventant et en découvrant sa route », disait Nono en 1987 à propos de cette inscription, tout en annonçant son projet de triptyque.
On retrouve dans les trois œuvres certains traits significatifs de la pensée du compositeur dans les années quatre-vingt : tendance de plus en plus marquée à une intériorisation inquiète, à une progression fragmentaire, à une interrogation constante, à des étonnements sans réponses, à une tension visionnaire orientée vers une dimension toujours plus essentielle. Nono travaille sur le son et l'espace, pour une réévaluation radicale des relations possibles entre ces deux dimensions.
La même remarque vaut pour "Hay que caminar", soñando pour deux violons. L'image évoquée par le titre, marcher en inventant son propre chemin, est ici explicitement illustrée par le fait que les interprètes doivent se déplacer au cours de l'exécution. Nono, dans ses indications, leur demande d'utiliser plusieurs pupitres, disposés librement et, en « marchant à la fin de chaque partie » de les rejoindre un à un « comme s'ils cherchaient leur chemin ». Ceci, non seulement pour évoquer l'image du promeneur, mais pour « faire retentir » l'espace dans des situations différentes.
L'écriture de "Hay que caminar", soñando se rattache à celle de Fragmente-Stille, An Diotima pour quatuor à cordes (1979-1980). On trouvait déjà dans le matériau du quatuor « l'échelle énigmatique » que Verdi avait utilisée dans sa forme ascendante uniquement, pour son tardif Ave Maria 1. Nono réutilise cette échelle dans son œuvre pour deux violons et demande aux interprètes de la restituer « presque sans vibrato ». Dans la première partie, il explore les potentialités de sa forme ascendante, et dans la troisième, celles de sa forme descendante. Le son n'est jamais apaisé ni statique. Des nuances infiniment variées sont obtenues, là encore, par une très grande variété de techniques d'émission. Dans la première partie, ce sont toutes les nuances de pianissimo qui prévalent ; la seconde présente des contrastes dynamiques un peu plus importants ; alors que la troisième commence par des gestes brefs à peine esquissés, pour s'achever sur un soupir suspendu. Ce climat sonore d'inquiétude règne sur un parcours fait de fragments et d'illuminations, de silences et de tensions lyriques, de quasisilences et de brusques jaillissements. Les parties des deux violons sont si enchevêtrées qu'on peut à peine les distinguer l'une de l'autre.
- Succession de notes, à valeur thématique, qui ne s'appuie ni sur les modes anciens, ni sur les tonalités tempérées, ni sur le système dodécaphonique. Le terme « énigmatique » renvoie aux canons « énigmatiques » summum de complexité polyphonique, que Nono et son maître et ami Bruno Maderna s'échangaient à la fin des années quarante. L'Ave Maria de Verdi est intégré aux Quatres pièces sacrées (1898).
D'après Paolo Petazzi, programme du Festival d'automne à Paris, 1999.